Pour ses 87 ans, le 25 mars, Janette Bertrand s'est fait un cadeau. Elle s'est offert un nouveau roman, le troisième en cinq ans, intitulé Lit double. Depuis que le livre a remplacé la télé dans sa vie, Janette ne pense qu'à écrire. Pas pour faire du style. Pour communiquer. Encore et toujours communiquer.

Comme le temps file. Il y a 13 ans, je prenais l'ascenseur jusqu'au 29e étage d'une tour du centre-ville avant de cogner à la porte de Janette Bertrand. À l'époque, Janette n'était pas encore devenue une romancière à succès. Elle s'aventurait à nouveau au théâtre avec Le choix, une pièce mettant en vedette Michel Forget dans le rôle d'un homme de 50 ans qui doit choisir entre la vie et l'éternité, thème qu'elle a d'ailleurs repris plus tard avec son roman Le cocon.

Treize années ont donc passé. Janette a fêté ses 80 ans, puis ses 85 ans. Elle a eu un cancer du sein (en même temps que sa fille Dominique), qu'elle a combattu et guéri. Elle n'a jamais quitté Donald, son amoureux qui a 22 ans de moins qu'elle, rencontré pendant ses beaux jours à Télé-Québec. Elle n'a jamais cessé d'enseigner l'écriture dramatique à l'INIS (Institut national de l'image et du son), métier qu'elle pratique depuis 16 ans.

En revanche, elle a ajouté une nouvelle corde à son arc en devenant une romancière à part entière. Depuis la parution de son autobiographie en 2003, ouvrage qui s'est vendu à plus de 200 000 exemplaires, Janette n'a pas chômé, publiant un livre de recettes, un conte pour enfants et trois romans dont les chiffres de vente ont oscillé entre 75 000 et 100 000 exemplaires.

Peur du vide

Treize années ont passé. Je me souviens encore de la tunique aux motifs africains qu'elle portait en me précédant dans la bulle vitrée de son salon en plein ciel. Le salon n'a pas changé. Janette non plus, à bien y penser, comme si passé un certain stade, le vieillissement avait cessé de vouloir transformer ses traits.

Nous allons nous asseoir à la même petite table ronde collée contre la même baie vitrée dont la vue plongeante donne le vertige. Janette m'avoue que lorsqu'elle est à la fenêtre, si quelqu'un se place derrière elle, elle se crispe, affolée à l'idée d'être poussée dans le vide. Un souvenir d'enfance remonte en elle. Celui d'un incendie qui a détruit la maison de ses parents. Sa mère, femme frêle et éternellement malade, a trouvé la force ce jour-là de sauver ses quatre enfants en les jetant par la fenêtre. Janette avait 2 ans. Elle a plongé dans le vide avant de rebondir sur le coussin de la neige. Elle a écopé de quelques bleus, mais surtout d'une peur panique des hauteurs qu'elle tente d'exorciser tous les jours depuis plus de 30 ans, dans son appartement au 29e étage. Du Janette tout craché.

À l'endos de Lit Double, l'éditeur a d'ailleurs écrit que ce nouveau roman était du «Janette tout craché». Je lui demande à qui, selon elle, s'adresse ce roman mettant en scène quatre couples, unis par Clara, fournisseuse de légumes bio.

«À qui s'adresse ce livre? Pas à des femmes comme toi, répond avec candeur Janette. Mes livres s'adressent à des gens disons moins sophistiqués, qui n'ont pas le temps de lire, de se tenir au courant de l'actualité culturelle parce qu'ils sont trop pris par la vie. Moi, je suis un peu comme leur antenne et leur professeur. Je lis pour eux, je me tiens au courant pour eux et j'écris pour eux. C'est à force de me faire demander dans les Salons du livre comment je faisais pour être en amour avec le même homme et pour garder mon couple en santé et vivant que j'ai décidé d'écrire Lit double

Vivre en couple

Il ne faut pas croire pour autant que Lit double est un livre de recettes pour réussir son couple. Tous les couples du roman sont en crise, y compris Clara, dont le couple parfait manquera lui aussi d'être emporté par la tourmente. Janette aime bien rappeler qu'elle a été en couple pendant 60 ans, dont un quart de siècle avec Jean Lajeunesse qu'elle a finalement quitté.

«J'ai toujours trouvé ça facile de vivre en couple, raconte Janette, mais j'en connais les écueils. D'abord, un couple, c'est un homme, une femme et une relation. Si tu ne protèges pas cette relation, si tu n'en prends pas soin, le couple n'a pas d'avenir. Le problème aujourd'hui, c'est que les gens veulent des recettes pour être en couple, mais ils ne veulent faire aucun effort. Je me souviens d'une conversation que j'ai eue un jour avec deux jeunes trentenaires. La liste de leurs exigences face à d'éventuels partenaires était telle que les gars dont elles rêvaient n'existaient tout simplement pas.»

Dans Lit double, Clara tient un journal intime à qui elle confie ses secrets. J'ai souligné un passage que je lis à voix haute à Janette: «C'est certain, écrit Clara, que j'aime être celle qui sait, celle qui dit aux autres quoi faire. Cela doit être une forme d'orgueil de ma part. Ma mère me disait que j'aurais dû faire un prêtre. Elle me voyait dans le jubé à faire des sermons. Je me voyais aussi, faut dire! Comme je n'avais aucune chance d'accéder à la prêtrise, je suis devenue professeure et je continue à faire la maîtresse d'école avec mes clients. Déformation professionnelle!»

L'extrait fait rire Janette qui concède que, par certains aspects, Clara lui ressemble. «Mais elle n'est pas moi et surtout, elle ne vit pas de la même manière que moi. Moi, je n'irais jamais vivre à temps plein à la campagne pour faire pousser des légumes. Moi, j'ai besoin d'écrire parce que j'ai besoin de communiquer avec les autres. Et c'est clair que depuis que je ne fais plus de la télé, les livres ont pris la place que la télé occupait autrefois dans ma vie. Je pourrais toujours tricoter ou faire des mots croisés, je préfère créer des personnages.»

Janette prend un plaisir immense à écrire, mais elle n'est pas une littéraire. Le style, le jeu avec la langue, la recherche des mots, l'intéresse nt moins que la communication des idées et des émotions. «Une de mes grandes motivations en écrivant Lit double, c'est que j'étais tannée de toujours entendre parler des 50% de couples qui divorcent, mais jamais des 50% de couples qui restent ensemble. Moi, je suis comme mon père, je regarde toujours le bon côté des choses et des gens. Avant, je voulais sauver le monde; en vieillissant, j'ai fini par accepter que je ne peux pas sauver le monde, mais je peux avec mes livres faire ma toute petite contribution personnelle et ça me suffit.»

Sitôt le manuscrit de Lit double envoyé chez l'éditeur, Janette s'est rassise dans son bureau en plein ciel devant son ordinateur et derrière la sentinelle de ses statuettes récoltées aux Gémeaux et au gala Artis. Sans perdre de temps, elle a pondu les 45 premières pages d'un nouveau roman. «Parce que si je n'ai pas de projet, il y a un vide et j'ai peur de tomber dedans», dit Janette.

Nous passons le reste de l'heure à parler de la vie, de la mort, du sexe (un thème récurrent de son roman), du temps qui passe et dont elle cherche à profiter de chaque seconde, de sa peur d'une maladie qui lui ferait perdre la mémoire ou qui la rendrait démente ou invalide. Et puis je me lève, je remets mon manteau, j'embrasse Janette sur les deux joues et comme je passe le seuil de la porte, elle me lance d'une voix rieuse: «À dans 13 ans!» Du Janette tout craché.